Le design arrive chez Unilog

Pendant de nombreuses années, j’ai donné un cours de pratique professionnelle à des étudiants en année terminale d’un programme universitaire de 4 ans en design industriel. Pour animer les cas d’espèces et les exercices que je présentais aux étudiants, j’ai créé un jeune designer nommé Samuel Thomas Thicke. Samy, en début de carrière, se trouvait souvent confronté aux problèmes auxquels ces finissants allaient faire face dans peu de temps. Après leur avoir décrit les scénarios variés que j’inventais, le défi des étudiants était de sortir Sammy du pétrin. Voici le plus célèbre de ces scénarios à partir duquel les étudiants devaient ensuite rédiger une offre de services.

Salut tout le monde!

Je m’appelle Samuel Thomas Thicke mais pour les amis, c’est Samy. On se connaît pas encore, mais je suis un collaborateur régulier au cours de Philippe. J’ai contribué depuis plusieurs années et l’an passé, je suis même venu donner une petite conférence. Je ne ferai pas ça à chaque année par contre, beaucoup trop stressant à mon goût. Je préfère rester dans l’ombre.

Ce que j’ai proposé de faire cette année, c’est de vous raconter l’histoire du début du projet Unilog. Quand je l’ai racontée à Philippe, il a pensé l’utiliser pour un projet de contrat que vous aurez à rédiger. Dans cette histoire, je raconte aussi comment j’ai rencontré Angela. Évidemment, vous ne la connaissez pas, elle non plus. Que vous en avez des choses à apprendre mes enfants!! Angela, c’est mon étoile du Nord, c’est ma sainte Graal, ma coupe Stanley. Moi, j’ai craqué aussitôt l’avoir vue. Elle par contre, on peut dire qu’elle a très bien caché son jeux. Et quand je vous raconte comment ça s’est passé, vous n’allez même pas croire qu’elle s’est rappelé de mon nom.

Laissez vous pas distraire par le côté romanesque de cette histoire. C’est un cours de pratique professionnelle après tout et ça, c’est du sérieux!

On remonte à une période, pas si lointaine, plusieurs mois après m’être lancé à mon compte. Les débuts sont archi durs et je me trouve souvent sur le point d’abandonner. Heureusement que j’ai des copains pour me remonter les esprits. Ils savent que je suis designer industriel mais ne leur demandez surtout pas d’expliquer. Ils vous décriraient un être étrange avec une tête d’ingénieur, un cœur d’artiste et le gros set de Prismacolors. Pourtant, depuis le temps, j’ai dû leur faire tout un petit Larousse sur le design industriel. Ils disent comprendre mais j’en doute. C’est  du brave monde quand même.

Quand je ne réponds pas au Futenbulle (à expliquer encore à qui veut bien écouter…), vous me trouverez au bureau, rue St-Denis, au nord de Mont-Royal. Je loue un petit trois et demi au dessus du nettoyeur Blanche Neige (service en une heure ou on vous paye la facture), en face du dépanneur El Paso (bière froide 7 jours, Yvon Bilodeau prop.). Je partage le palier avec Lescharques, un type mêlé au monde de la basse finance. On ne se parle plus depuis qu’il a refusé de financer mon projet de vacances mais ça, c’est une autre histoire!

L’autre midi, le cafard me prend au Fut. Après un petit détour chez Yvon, je rentre donc au bureau en solo, mon lunch sous le bras. J’ai pas fini ma bière quand j’entends monter les marches. Je vois ma poignée de porte tourner et j’ai un sérieux coup de déprime à l’idée de me faire casser les oreilles pour la énième fois par mon abruti de proprio à cause d’un léger retard dans le loyer. Trois mois, c’est pas la fin du monde! Il s’énerve pour un rien. Mais cette fois, c’est moi qui m’énerve inutilement. À la place de ce reptile de la préhistoire, entre une très jolie jeune femme.

Comprenez, je ne suis pas du genre à perdre les pédales pour chaque jupe qui traverse le décor, mais celle-ci avait quelque chose de particulier. Portant un tailleur marin, une blouse blanche et un foulard bourgogne satiné noué au cou, sa démarche sûre et confiante lui accordait une assurance implacable. Ses cheveux châtains, courts et légèrement bouclés étaient brossés vers l’arrière; son maquillage, à peine apparent, rappelait subtilement le bleu de ses yeux. Elle paraissait sérieuse mais pas du tout complexée. Fermant la porte, elle s’avance des quelques pas qui la sépare de mon bureau et me tend la main, mettant en branle un orchestre de grands bracelets métalliques sur son bras droit.

– Monsieur Thicke? Je m’appèle Angela Carver de la compagnie Unilog. Je cherche un designer industriel.

Sapristi! Un client!

Vite, je retire mes pieds du bureau et me mets debout pour lui prendre la main. Deuxième concerto de cymbales pour bras droit! Ça me rappèle les grelots qu’on sonnait à la messe comme enfant de chœur. Ça fait longtemps.

Je lui fais signe de s’asseoir mais elle reste là, l’air un peu embêté. C’est alors que je constate que sur un de mes deux fauteuils il y a les restes de la pizza d’hier (ou peut-être d’avant hier). Mon chat Gaston dort sur l’autre. Déloger Gaston n’aurait servi à rien. Il serait remonté sur Angela dans le temps de le dire et à juger l’air avec lequel elle le regardait, ça n’aurait pas fait un joyeux ménage. De toute façon, il y avait tellement de poils sur le fauteuil que si elle s’y était assise, j’aurais eu à lui payer le nettoyage chez Blanche Neige! J’ai mis la boîte à pizza sur la photocopieuse.

– La compagnie Unilog est surtout connue pour ses thermostats mais nous fabriquons aussi beaucoup d’autres appareils servant à contrôler la qualité de l’air.

De sa serviette, Angela sort un dépliant sur les produits Unilog. Thermostats, détecteurs de fumée, humidimètres, détecteurs d’ozone et un assortiment de bidules du même genre. Du stock solide, bon pour la vie de la baraque. Mais pas design pour cinq cents. Elle, par contre, était pas mal, côté design!

– Unilog veut élargir sa gamme de produits et se faire reconnaître spécialiste du contrôle de la qualité de l’environnement. Nous venons de mettre au point une nouvelle technologie miniaturisée d’échantillonnage de l’air permettant de détecter et de mesurer les niveaux de polluants qui s’y trouvent. Nous voulons intégrer cette technologie dans deux modèles de détecteurs de pollution, des appareils assez petits pour être portés dans la poche d’un veston ou à la ceinture.

Angela précise que ces deux modèles utiliseront les mêmes composantes électroniques mais seront destinés à différentes clientèles. Un modèle pour enfants nommé “PANDA” et un autre nommé “SENTINEL” pour adultes. Ce dernier sera destiné surtout aux travailleurs des grandes tours à bureaux conscients des risques associés aux systèmes de ventilation mal entretenus. Les deux nouvelles séries seront distribuées exclusivement par les magasins Costco. Elle sort un bout de papier de sa valise.

– Notre directeur technique, monsieur Roméo Jutras, a fait un petit dessin du nouveau produit pour vous donner une idée.

Elle déplie la feuille et me la remet. Il y a dessus un horrible petit croquis en perspective tout croche d’un machin que je n’offrirais même pas à ma tante Adèle pour sa fête. Ça doit être beau chez Roméo! Le dessin est entouré de notes spécifiant le type de capteur, son alimentation, l’emplacement et la dimension de la carte de contrôle, la fixation suggérée, etc. Elle sourit.

– Il s’excuse pour la qualité du dessin. Je suis sûre que vous pouvez faire beaucoup mieux que ça!

Il a bien raison de s’excuser. Plus gauche que ça, tu meurs. Gaston aurait pu faire mieux avec sa queue. Enfin, soyons polis.

– C’est pas si mal. Il y a beaucoup d’informations utiles. Je peux le garder?

– Bien sûr M. Thicke. C’est une photocopie. Avez-vous besoin d’autres informations pour nous faire une offre de services?

Son parfum me monte à la tête. Il me faut gagner du temps. Je lui demande de décrire les ressources manufacturières de Unilog.

– La fabrication de détecteurs personnels de pollution sera une nouvelle initiative; nous n’avons aucune expertise spécifiquement liée aux appareils portatifs. Nous comptons bâtir sur notre maîtrise des appareils de contrôle électronique et espérons rapidement acquérir une expérience de ces nouveaux marchés.

“Nous sommes bien équipés pour concevoir, tester et fabriquer les cartes de circuits électroniques et effectuer l’assemblage des appareils finis. Nous exerçons donc un excellent contrôle sur la qualité du produit final. Grâce à nos installations, nous pouvons aussi aisément assurer le service après vente et la réparation.”

Elle connaissait bien son boulot. J’avais l’impression qu’elle s’y appliquait avec beaucoup d’enthousiasme et qu’elle était fière de sa compétence. Un bourreau de travail? Sûrement, elle avait une vie privée…

– Au fait, monsieur Thicke, avez-vous de l’expérience dans le domaine de l’environnement ou des produits de contrôle de la qualité de l’air?

– Vous êtes très bien tombée, je réponds. C’est un domaine qui me passionne! J’en fais justement une de mes spécialités!

J’aime pas dire des conneries comme ça mais il faut bien se vendre. Surtout que je la vois qui commence à regarder sa montre comme si elle avait un autre rendez-vous. Peut-être chez un autre designer.

Je lui montre rapidement les trois projets les plus impressionnants de mon portfolio: un fauteuil en carton, une brouette en styrofoam et une béquille. Entre ça et un détecteur de pollution, il n’y a qu’un pas, non? En espérant qu’elle sache extrapoler!

L’offre de services doit lui être remise dans quatre semaines.

Je sens que l’entretien tire à sa fin. Il faut absolument que je m’assure un suivi.

– Je trouverais utile une deuxième rencontre, mademoiselle Carver, avant la remise finale du document, une fois que j’aurai complété certaines recherches. Disons, demain vers cinq heures…

– Malheureusement, mon agenda est rempli pour les deux prochaines semaines, mais si vous avez des questions, vous devriez prendre rendez-vous avec monsieur Jutras.

Un lunch d’affaires avec Roméo, c’est vraiment pas ce que je mérite.

Elle se lève pour quitter. Je l’accompagne à la porte et lui serre la main. J’ai l’impression de tenir un hochet. Elle doit sûrement les enlever la nuit!

– Oh! J’allais oublier. Vous êtes membre de l’ADIQ, monsieur Thicke?

– Certainement mademoiselle Carver. Tout designer soucieux de sa carrière participe à son association professionnelle. Pour moi, c’est évident.

– Pour moi aussi monsieur Thicke. Au revoir.

Aussitôt le bruit de ses pas disparu, je téléphone au secrétariat de l’ADIQ pour qu’on m’envoie un formulaire d’adhésion.

Et, croyez le ou non, c’est comme ça que c’est parti. Pas fort, eh?! J’suis sûr que vous auriez fait mieux que ça. Professionnellement, on s’entend!

Samy

admin
Industrial Designer and Educator with a passion for photography.

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