En rentrant chez moi récemment, j’aperçois en bordure du trottoir quelques articles offerts en brocante par un voisin sur le point de céder son logement. Normalement, c’est Lise qui est attirée vers ces ventes de débarras, mais ici, un article pique ma curiosité : un petit caisson mobile pour loger les instruments et fournitures d’artistes. Je traverse la rue pour m’en approcher et pour interroger le jeune garçon qui tient le commerce.
« Ce chariot est à toi ?
— Non, c’est à mon père, me répond-il.
— Il l’a depuis longtemps ? » Il hoche la tête dans l’affirmative.
« Depuis les années 70 ?
— Oui, me confirme-t-il. »
Chaque réplique du jeune homme transforme petit à petit mon espoir naïf en réelle possibilité.
« Regarde, dit Lise en montrant du doigt un détail sur l’étagère au bas du caisson. C’est signé ».
Bingo! C’était la confirmation de l’identité de l’objet : le mythique chariot Boby du designer italien Joe Colombo.
« C’est combien, je lui demande, sachant en mon for intérieur que sa réponse importait peu.
— Dix dollars.
— Je le prends! »
Et voilà comment, pour dix dollars, je suis devenu propriétaire de ce qui a été, durant mes années de formation en design industriel, une véritable icône du design italien. Je rêvais d’en avoir un pour m’accompagner dans mes projets créatifs, mais son prix le plaçait hors de la portée de mon budget d’étudiant. Je me suis donc contenté d’analyser ses caractéristiques formelles et techniques à partir du catalogue de sa maison d’édition italienne et des articles paraissant à son sujet dans les revues de design.
Parmi les œuvres que nous a laissées Joe Colombo, le chariot Boby est sans doute le plus connu. Conçu en 1970, il a été produit par Bieffeplast jusqu’en 1999 et par la suite, par la compagnie italienne B—Line. Plus de cinquante ans après sa création, cet objet continue de donner une leçon de maître sur le principe de la modularité. En effet, en dépit de sa complexité apparente et de la grande variété d’arrangements qu’il permet, le Boby est composé de seulement deux pièces maîtresses : une base et un module étagère.
Toutes les configurations du chariot sont générées à partir d’une seule base surmontée d’entre un et quatre modules étagères identiques. Les photos suivantes montrent comment la base peut être surmontée de modules étagères pour créer des chariots de multiples grandeurs.
Deux modèles de tiroirs, de profondeurs différentes, peuvent y être ajoutés en nombre de deux à huit pour compléter le chariot. L’assemblage tient à l’aide de trois tiges filetées. À partir de ce répertoire limité de composants, B—Line offre le Boby en 14 déclinaisons différentes, en plus de sept couleurs. Cette modularité permet de produire les éléments en plastique ABS moulé par injection, une technologie dont Colombo a su tirer tous les avantages pour gérer la complexité géométrique des pièces maîtresses du chariot. Le moulage par injection s’avère très efficace pour la production en série, mais nécessite initialement un investissement important dans la fabrication des moules. Grâce au nombre restreint de pièces, les coûts d’outillage ont pu être limités et en amortissant ces derniers sur un volume de production suffisamment élevé, le Boby a pu être offert sur le marché à un prix compétitif.
En le rentrant chez moi, je me suis immédiatement mis à son démontage et à un nettoyage en profondeur, un projet qui s’est étalé sur trois jours. Fier du résultat, j’ai transporté le Boby restauré au studio pour une session de photo. En dépit d’un pâlissement de la couleur due à l’exposition aux rayonnements UV et des marques incrustées sur certaines étagères, ce chariot a retrouvé la fierté de son état d’origine.
C’est à ce point dans le déroulement des évènements que j’ai compris que la récupération du Boby s’intégrait parfaitement à la thématique actuelle de mon travail de photographe, une exploration de la vie des objets et des témoignages qu’ils en portent. Tout comme les êtres vivants, les objets sont marqués par le temps et revêtent les parures de son passage telles des couches successives de verni. Par la photographie, je tente de révéler la beauté de ces objets qui réussissent à vieillir en toute dignité. Dans le cas du chariot Boby, le nettoyage approfondi des couches de poussière accumulées au fil des ans a révélé les traces plus profondes, les cicatrices qui témoignent de son passé. Ces marques indélébiles, petites et grandes, lui sont indissociables. Elles déclarent son unicité, son vécu. Des tapis rouges cachent les aberrations les plus importantes sur certaines étagères, mais celles-ci ne sont que masquées temporairement et demeurent les témoins de sa trajectoire et de la richesse de son histoire.
Ce projet provoque aussi une réflexion sur les facteurs qui favorisent la longévité des objets. J’ai longtemps cru que l’attachement y était pour quelque chose et le Boby en est un bon cas de figure. Lors de sa création, Joe Colombo lui a intégré une capacité à nouer des liens d’attachement durables même avec ceux qui n’ont jamais possédé l’article, des liens qui se sont manifestés chez moi par un éveil d’enthousiasme après cinquante ans de dormance. Cet attachement s’est bâti sur l’appréciation des attributs esthétiques, de l’originalité structurelle, des innovations techniques et de la justesse de la résolution fonctionnelle qui ont été conjuguées de façon magistrale au sein de ce produit manufacturé. Cette réalisation témoigne évidemment du talent du designer Joe Colombo, mais sert aussi à démontrer le principe selon lequel la longévité d’un objet est liée à sa capacité à susciter l’attachement. Dans une société de consommation caractérisée par la surproduction d’une marée de produits éphémères, le Boby est un exemple méritoire d’un produit qui vieillit avec dignité et dont l’ADN qui lui a été imparti à la naissance par le design industriel a favorisé sa pérennité. Ces photos tentent de traduire l’appréciation que je porte pour les attributs de forme, de couleur, d’articulation et de mouvement qui sont propres à l’oeuvre de Joe Colombo. L’ensemble de ces qualités décrivent un objet dont les gènes ont prédisposé dès la naissance à une longue vie.
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Les réflexions sur cet objet iconique sont intéressantes et stimulantes. Que peux-t-on ajouter autre que de regretter que Joe Colombo n’a pas choisi une résine plus durable…Oui la décoloration témoigne de l’âge et de la durée de vie, mais aussi du fait que l’ABS a été coloré non pas avec un colorant resistant aux U.V. mais avec une alternative peu couteuse qu’est l’oxyde de Titane… Mais peut-être le garçon ne l’aurait pas mis sur le bord du trottoir si le produit avait gardé sa blancheur d’origine…