Quelle déception d’achever un puzzle et de se rendre compte qu’il y manque un morceau! Le doute parait alors qu’il n’y reste que quelques pièces à placer et se confirme brutalement avec la réalisation que l’on n’arrivera pas à colmater le vide. Toutes ces heures consacrées à l’élaboration d’une oeuvre, incomplète, contaminée par l’absence d’une infime fraction de ses composants.
Impossible de le savoir d’avance. Qui va compter les pièces pour s’assurer d’être en possession des 1000 indiquées sur la boîte? Ce ne serait pourtant pas illogique comme stratégie, car savoir au préalable qu’il manque ne serait-ce qu’une seule pièce, saperait irrémédiablement l’enthousiasme portée au projet et jetterait un sérieux doute sur notre volonté de poursuivre.
C’est ce malheur qui m’est venu à l’esprit alors que je roulais à vélo et que j’aperçue, sur la chaussée, un morceau de puzzle trainant dans le caniveau. Je me suis imaginé, sur la table de salon d’une de ces maisons de ville près de moi, un puzzle inachevé dont le trou béant gâchait à tout jamais la scène pittoresque représentée. Assurément, cette aberration rebute tous ceux qui la croisent du regard jusqu’à motiver les plus sensibles à vouloir défaire le puzzle et le remettre dans sa boîte, en prenant soin d’y inscrire en grosses lettres majuscules « ATTENTION – MANQUE UN MORCEAU ». Comme un trou noir, ce vide aspire toute l’attention. Impossible d’ignorer cette pièce négative dont le pourtour nettement défini et les textures environnantes décrivent avec la précision de l’image rémanente d’une vision imaginaire. Dans son état immatériel, la pièce absente devient paradoxalement plus réelle que les 999 autres qu’elle détient en otage. Après avoir soigneusement perquisitionné sans succès tous les lieux qui auraient pu lui servir de refuge, on mettra en doute son existence même et on jugera inutile de poursuivre les recherches. Ce puzzle sera dorénavant accablé d’une tare permanente.
Pour fuir cette scène désolante, j’ai voulu trouver une façon moins fataliste d’interpréter ce hasard. J’ai donc inversé les préjugés pour considérer avoir trouvé, non pas le morceau errant d’un puzzle laissé en plan, mais plutôt le puzzle lui-même à la recherche de ses collègues égarés. Cette interprétation ludique dépeint un casse-tête possédant la caractéristique singulière de déclarer d’emblée son incomplétude. Aucune déception n’est possible puisqu’en partant, on sait qu’il est incomplet. Cette configuration offre un deuxième avantage sur sa version conventionnelle : elle invite à la créativité. Elle appèle à imaginer la scène entière, ses couleurs, ses formes et même son étendu, tout ça en partant de ce minuscule fragment de carton aux formes arrondies. Toutes les hypothèses sont permises, incluant celle d’une pièce unique entourée d’espace vide jusqu’au confins de son périmètre imaginaire. On pourrait alors l’encadrer et le suspendre à la vue de tous ceux que vous avez invités à participer avec vous à cet exercice de créativité afin d’en admirer les résultats.
Si vous trouvez cette invitation déroutante, je vous signale que c’est un défi analogue à celui dont nous sommes tous affligés comme êtres humains. N’y a-t-il pas meilleure métaphore que ce puzzle à un morceau pour décrire l’absurdité de notre existence? Celle d’être investis de l’insoutenable mission qui consiste à résoudre l’énigme de notre univers avec, comme seul indice, l’infime particule de connaissance dont il nous est permis d’en posséder. Notre constitution génétique nous appelle à découvrir, à partir de la seule pièce aux dimensions nanométriques représentant notre existence humaine, l’immensité incommensurable du puzzle cosmique. Comme outil de recherche, on a proposé la science, ce périlleux échafaudage de savoirs et de théories interconnectées dont l’instabilité chancelante menace à tout moment de faire voler en éclat. Les fondements sur lesquels se dresse l’agrégation de nos savoirs, même ceux qui semblent solides et inattaquables, sont aptes à être renversés au moindre soubresaut des volontés cosmiques. La preuve scientifique portant sur la gravité, une des quatre grandes forces de la physique, soutenue par une théorie qui semble inviolable et par un nombre presqu’illimité de démonstrations empiriques s’effondrera à l’observation d’une seule instance où un objet libéré refusera de tomber au sol.
Pour d’autres, les religions seraient la voie pour résoudre le puzzle universel. Par rapport à la science, elles ont l’avantage de ne pas être encombrées par la nécessité de rigueur. Leurs assises portent donc aisément toute édification de croyances que l’on voudrait y construire. Elles souffrent, en l’occurence, d’une intolérance à l’ambigüité et à l’ambivalence, et s’enlisent dans d’interminables conflits d’interprétations qu’elles sont impuissantes à mater, ce qui menace constamment de mener à leur perte. Comme des morceaux de puzzle aux couleurs, à la taille, ou aux articulations formelles divergentes, les religions s’entrechoquent et ne peuvent s’épanouir qu’en s’anéantissant mutuellement.
L’analogie suggérée par ma trouvaille sur la chaussée me porte finalement à conclure qu’il serait peut-être mieux de considérer notre quête métaphysique, toute irréalisable qu’elle soit, comme une invitation à la créativité. Si une seule pièce peut générer des puzzles à l’infini, pourquoi alors viser une seule solution? Profitons de l’absurdité de notre existence pour vivre toutes celles qu’il nous est possible d’imaginer. Remplissons l’immensité du vide qui nous entoure de nos plus utopiques espérances et acceptons que rien ne puisse les anéantir. Imaginons l’oeuvre dont nous faisons partie dans sa plus exubérante expression, façonnons-la selon nos aspirations les plus débridées. Le puzzle qui en résultera ne sera contesté que dans l’improbable cas où 999 cyclistes bénéficiant de 999 chances inouïes tomberaient sur les 999 autres morceaux égarés sur les chemins du cosmos.